Genèse – 20 – Le petit maître du cercle

IL NE MANQUAIT PAS - letc1Le Rat dont le grignotement réglait l’horloge de ce monde, Tamel sut bientôt qu’il était plus qu’un rongeur obstiné.

Partout et nulle part, invisible, marquant pourtant de son empreinte la moindre lueur, le petit animal dissimulait beaucoup d’autres talents : peintre, musicien et même chef d’orchestre.
La plus grande part de tout ce qui se révélait beau autour d’eux, ils comprirent qu’ils le devait au Rat.

Aussi, lorsque Tamel – et Damouce agissait de même – rencontrait le rat commun, celui qui, à chaque instant aide le vivant à conserver son équilibre approximatif, il ne manquait pas de le saluer et de lui offrir la plus goûteuse parcelle de ce qu’il destinait à son repas.

Genèse – 19 – vêture

UN SOURIRE - letc1

A présent, Tamel voyait autour de lui la présence des chemins, des falaises, des prés, des clairières, des nuages en troupeau qu’il pouvait tous distinguer les uns des autres.

Damouce elle-même…

A présent, il ne parvenait plus à lire en elle autrement qu’en puisant dans son regard à la recherche d’un signe.

Et cela le réjouissait. Il n’était plus seul, à présent.

A présent, Tamel entendait le grignotage du monde, en même temps que l’écoulement – comme produit par une source – de la substance qui le nourrissait.

En lui même, il percevait un surgissement identique ainsi que l’activité incessante du petit rat qui minutieusement le croquait.

Damouce elle-même…

A chaque instant quelque chose d’elle n’était plus elle, tandis qu’un sourire, un regard, un geste qu’il ne lui connaissait pas venait l’habiter.

 

Genèse – 18 – fruit

TAMEL AURAIT VU - letc1

Tamel venait de se réveiller.

Comme chaque jour Damouce l’avait rejoint peu de temps après qu’il ait émergé de ses rêves – La petite fille dormait toujours à l’écart, dans quelque recoin de ce monde, sachant bien que seule la conscience de Tamel lui redonnait chair.

Les deux enfants étaient sur le point de se partager quelques fruits et le jus d’une orange sanguine étendu d’eau, lorsqu’un animal passa au-dessus d’eux. Il était d’une agilité telle que Tamel ne parvenait pas à distinguer la place et la forme de ses membres, pas plus que la surface d’où brillait son regard.

L’animal semblait voler et cette illusion, il la créait en usant de lianes accrochées à diverses branches hautes, passant de l’une à l’autre avec la virtuosité de la langue d’un bonimenteur.

A l’un de ses passages quelque chose tomba dans le bol où les deux enfants s’apprêtaient à boire. Délicatement, Damouce tenta de retirer du liquide ce qui s’y trouvait à présent immergé. Ce n’était pas facile. La matière en était peu consistante et ne se laissait pas saisir. A chaque pression des doigts de la fillette une partie s’en détachait. Bientôt le tout se trouva dissous dans le contenu du bol.

Se penchant, Tamel y risqua le bout de la langue.

–         Mmm ! C’est bon !

Damouce pris le bol à pleines mains et bu. Un sourire illumina son visage. Elle tendit le récipient et Tamel bu à son tour.

A nouveau, ils avaient dormi. Mais cette fois-ci côte à côte. Le sommeil les avait saisis soudainement.
Éveillé, Tamel ressentait une impression nouvelle. Lorsqu’il posait son regard sur un arbre, un rocher, un oiseau et même sur Damouce, quelque chose avait changé dans la perception qu’il en avait. Dans sa présence même.

Une perte : il ne les voyait plus comme un tout à la manière dont le pêcheur voit la mer, l’oiseau le ciel et le poète son chant.

Mais aussi un gain : l’avant et l’après lui étaient devenus accessibles et, plus encore, il comprenait à présent le cours sinueux entre deux points suffisamment proches de leur passage dans le temps.

Et puis … il eut le désir de parler avec Damouce.
Non plus comme le rossignol, pour lancer et mêler un peu de lui-même à l’odeur des fleurs et des roches, mais comme il regardait à présent le monde autour de lui, pour en lire toutes les profondeurs.

S’il avait pu regarder au loin, à l’instant précis où lui et Damouce buvaient, Tamel aurait vu, autour du Grand Arbre, un beau halo bleuté de contentement.

 

Genèse – 17 – plainte

UNE LONGUE QUEUE - letc1

Les jours suivants Tamel, qui s’était réfugié derrière un groupe de rocher, entendit à plusieurs reprises un gémissement. Lequel, peu à peu, devenait une plainte pour finir en un cri de colère. Puis le cycle recommençait à l’identique.

Damouce semblait ne rien entendre de cet appel en direction du grand arbre. Mais, à chaque fois que le cri revenait, elle inventait une grimace, une farce, une maladresse nouvelle ou d’autres actions susceptibles de détourner l’attention de Tamel.

Au fil des jours, l’appel perdit de sa puissance, bientôt il faiblissait au point que Tamel ne l’entendait plus que dans sa dernière phase, celle du cri de colère.
A moins que ce ne soit l’enfant lui-même qui devenait moins sensible à son pouvoir.

Un soir, il disparut tout à fait.
Ce jour là, Tamel vit que ce qui lui avait semblait être des branches mortes tapissant le fond d’un creux de rocher, en bordure du chemin qui menait vers l’arbre, était constitué en réalité d’animaux dépourvus de membres dont le corps n’était qu’une longue queue munie d’une tête aux yeux fixes. Damouce s’amusa un temps à s’en faire des colliers et des bracelets, puis à confectionner divers plats à base de leur chair qui se révéla savoureuse à souhait.

 

Genèse – 16 – fillette

Cette présence auprès de Tamel se faisait à chaque instant plus nette, plus dense. Elle avait à A PLUS DE CENT - letc1présent l’aspect d’une fillette de quatre ou cinq ans aux yeux rieurs, aux traits doux.

Avec elle il se promena à travers une contrée qu’il voyait pour la première fois. Toutes sortes d’animaux, de fleurs, d’arbres. L’un d’entre eux, visible de très loin, leur donna envie de l’approcher.
À plus de cent pas on le voyait couvert de fruits de toute beauté dont ils eurent un début de saveur en bouche à l’instant même où ils les aperçurent.

À vingt pas Tamel ressentit comme un frôlement à l’intérieur même de sa tête, une caresse : la caresse d’un maître à son chien. Au même instant une voix lui murmura une promesse intime suave et envoûtante, puis une demande pressente à laquelle il se sentit incapable de se soustraire.

À ses côtés, la petite fille s’était arrêtée, avait agrippé son bras puis s’était mise à le tirer vers l’arrière, tentant de l’éloigner de toutes ses forces de ce géant feuillu.

Elle poussa de petits cris plaintifs d’oiseau blessé.
Tamel se retourna alors vers … Damouce et l’emprise sur lui cessa.

Au plus vite, du grand arbre et de ses fruits si appétissants, ils se sauvèrent en courant.

 

 

Genèse – 15 – Arbre

CE SONGE ET SON ARBRE - letc1En son sommeil Tamel fit un rêve étrange qui anima autant la chair que l’esprit du dormeur :

Bien qu’aucune lame ne l’ait approché, une blessure lui entaillait le ventre. Sans que le sang ne coule pourtant.
De cette béance apparut une frêle pousse bourgeonnante qui, s’élevant peu à peu tout en prenant de l’ampleur, finit par devenir un arbre au tronc vigoureux et au feuillage foisonnant. Celui-ci donna bientôt des fruits ronds et charnus dont la peau recelait toutes les nuances de couleur. Du jaune absolument pâle au rouge le plus vif en passant par ces teintes étranges avec lesquelles le jour parle à la nuit lors de leurs brèves rencontres.

Ce songe et son arbre s’évanouirent au réveil de Tamel lorsqu’un oiseau perché dans le feuillage s’envola en poussant un cri de pie dérangée en pleine rapine.

Resta à l’enfant le sentiment d’une grande solitude.
Sentiment si intense que Tamel parvint à lui donner la forme et la densité d’une présence, d’une compagnie, d’une amie discrète à laquelle il prêta un visage, un caractère, une voix.

 

Genèse – 14 – Solve

ALORS LES - letc1

La fatigue, oubliée trop longtemps, avait, sans qu’il n’y prenne garde, envahi les membres, le regard et le front de Tamel.

Petit à petit, il disparaissait derrière ce murmure douloureux mais profond et enivrant dans lequel il prenait plaisir à s’enfoncer doucement.
Ce jour-là, depuis l’annonce de l’aube jusqu’à la disparition totale des étoiles, fut consacré à la somnolence, au rêve éveillé, aux songes profonds.

En enfant, Tamel voyait ce repos comme une récompense. Il n’était probablement pas loin de la vérité.

 

Genèse – 13 – Regard

AUJOURD HUI AUJOURD HUI - letc1

Toute la journée, Tamel se trouva, le plus souvent de façon inopinée, en présence de créatures des près, des bois, des rochers, en bandes, en falaises ou solitaires, des hautes pâtures ou des ciels plus ou moins profonds.

A chaque fois, il reçut le trésor du regard que l’on croise et qui dit « Aujourd’hui, aujourd’hui seulement peut-être, je suis ton ami. »

 

 

Genèse – 12 – Les bêtes

LA JOURNEE ACHEVEE - letc1Un lapin traversa le chemin sur lequel Tamel progressait mollement et, après quatre bonds qui le conduisirent de l’autre côté, juste avant de disparaître dans un buisson, l’animal tourna furtivement la tête vers l’enfant.

Dans l’instant, il apparut à Tamel comme une évidence, que ce nom de « lapin » convenait tout à fait au petit être naïf et bondissant.

L’enfant fut étonné de cette merveilleuse coïncidence.

Celle-ci se renouvela durant toute la journée lors des rencontres successives d’un « dindon », de « canards », d’un « chevreuil », de « cochons » et d’un « âne ».

La journée achevée, Tamel, sitôt allongé sur un tapis de feuilles mortes, s’endormit comme après un long travail.

 

 

Genèse – 11 – L’Autre

UN RUISSEAU SI CALME - letc1Tamel était demeuré replié sur lui-même depuis trop longtemps.
Ses membres protestèrent lorsqu’il voulut les remettre à l’effort. Après plusieurs tentatives infructueuses ponctuées de chutes qui lui laissèrent quelques écorchures incrustées de poussières, il parvint cependant, à se dresser verticalement sur le sol puis, après un temps de repos et de respiration lente, à se mettre en marche.
Pour aider ses muscles récalcitrants à se délier, restreindre le plus possible l’effort qu’il leur demandait, Tamel avait choisi un chemin de terre dépourvu de caillou, qui descendait paresseusement sans vraiment choisir une direction à travers la contrée.

Par ce chemin il parvint, le temps de quelques rêveries – elles aussi sans direction précises – à un petit ruisseau étendu au bord d’une prairie, un ruisseau si calme qu’il semblait presque immobile.

Tamel se pencha sur l’eau. Il eut alors le sentiment d’avoir modelé des profondeurs de l’onde un être vivant, second lui-même avec lequel il aurait partagé son souffle.

Un vif élan de sympathie saisit Tamel qui, en se levant brusquement, permit à son double de se détacher de lui, de devenir Autre et d’agir à sa guise.