Tissus de Mens -3-

Autour de Tamel, sur des étalages disposés à diverses hauteurs, des tissus aux couleurs, aux motifs et aux textures variées attiraient, écartelaient son regard en tous sens.

Quelques minutes après avoir franchi le seuil de la boutiques, la gorge de l’enfant s’asséchait, la tête lui tournait. Tout à coup, alors que le commerçant tendait vers lui un coupon d’une étoffe ornée de mille broderies, les jambes de Tamel se dérobèrent et Anthelme eut juste le temps de le retenir par la taille pour l’empêcher de s’effondrer au sol.

….

–         Bon ! Dit l’ancien après que l’enfant eut repris ses esprits et un peu de couleur, la tête sous le jet rafraîchissant d’une fontaine, Bon ! Il va falloir choisir de plus petites boutiques, le grand choix ne te convient guère.

–         Je suis désolé Anthelme, mais c’était un peu comme lorsque Bellinphose me parle pour m’expliquer une de mes erreurs. A chaque fois, je me trouve noyé sous les mots, ils pénètrent en ronde sauvage dans ma tête et dans ma poitrine, bientôt je ne parviens plus à respirer, ni même à percevoir ce qui m’entoure, comme si le monde, sous les paroles peinait à exister, son odeur même disparaît et je me retrouve barque, la nuit, sur un océan pris par la tempête.

–         Là, c’est finit ! Dit Anthelme en approchant la main.

–         Aie !

Voilà une bonne parole, Aie ! C’est tout à fait ce qu’il convient de tenir comme discours lorsqu’on vient de se faire pincer la joue au sang.
Allez, je vois au coin de cette rue une minuscule échoppe juste assez grande pour nous contenir tous les deux. Allons voir si là-bas il a de quoi te faire une nouvelle tunique.

Krise

Un jour, d’autres barbares traversèrent le village.
Ceux qui le pouvaient, ceux qui croyaient cette fuite utile, se réfugièrent dans les collines avoisinantes.


Lorsque toute rumeur eut disparu, à leur retour prudent, ceux qui avaient fuit, virent que les barbares avaient détruit la roue à eau du moulin et toutes celles des charrettes, abattu la tour circulaire qui dominait le village en son centre, le grand sablier à cailloux de la porte Est et brûlé les trois livres que possédait Gorce, le simple du village, avec lesquels il jouait de temps à autre au fin lettré.
Ils avaient aussi arraché la langue si fertile de Labidiace, crevé les yeux de la belle Baudrine et cassé les jambes de Joss le conteur, poète et surtout historien du village.
Et rien de plus.

Sur la place du marché, les habitants du village des Hûles trouvèrent cinq gros futs de bière, autant de cageots d’un fruit recouvert d’épines mais dont l’intérieur était juteux et rafraichissant comme une pastèque, une centaine de galettes de seigles qui semblaient parfumées à la cendre de peau d’orange – sans en avoir le goût – et, devant tout cela, posée sur un tabouret à trois pieds, une sandale sculptée dans du bois d’olivier, ressemblait à s’y méprendre à celles dont Tamel ornait, depuis son retour du bois des cercles, les pieds de ceux qui laissaient le village pour toujours.

Tamel – L’eau d’Uddiivin -8- Le Mat, Stances

cimetière foret

(…passage TameLLemaT …)

De retour au village, Archos et celui que tous prirent pour Tamel, se dirigèrent de suite vers la demeure d’Uddivin.

L’ancien bascula plusieurs fois le heurtoir et quelques instants plus tard, l’écrivain public leur ouvrit la porte.
Il ne semblait pas très disposé à les faire entrer.
– Je te salue Uddiivin dit Archos. Pouvons-nous parler un moment avec toi ?
Uddiivin émis une grimace en tentant de sourire, puis leur fit signe d’avancer.
Il les conduisit jusqu’à un fauteuil placé au coin du feu et, avec un empressement qui ne lui était pas coutumier, vint placer à ses côtés deux des chaises de sa table de cuisine. Uddiivin s’affala alors dans le fauteuil, le vieillard et l’enfant s’assirent de part et d’autre de lui.
C’est alors que leur hôte sembla s’apercevoir de la présence du Mat.
– Que fait donc Tamel avec toi ?
– Il est concerné par ce dont je vais t’entretenir.
– Parle, je t’écoute !
– Voilà : Tu n’ignores pas que la plupart des inscriptions gravées sur chacune des maisons du village sont très anciennes et qu’un certain nombre d’entre elles sont en partie usée et parfois même presque effacées. Je ne dirai pas illisibles, car dans le village ce mot n’a pas vraiment de sens puisque toi seul est capable d’en traduire la signification en parole.
Nous pourrions attacher à cette disparition une importance relative, du fait qu’il ne s’agit pour la plupart des Hûles que de signes obscurs, à l’esthétique aimable certes, mais qui pourraient avantageusement être remplacés par d’autres motifs plus agréables à l’œil et plus parlant à l’esprit.
Ce serait en fait une grave erreur. Car ce que tous ignorent c’est que chaque phrase est attachée à la protection de la maison sur laquelle elle est gravée et que cette protection qui concerne notamment les périodes où le village voyage d’un lieu d’attache à un autre, n’est opérante que si elle reste lisible ne fusse que d’un seul d’entre nous. Nous devons donc absolument préserver ce patrimoine hérité du passé.
Archos laissa passer un temps et observa l’étonnement du maître des lieux, puis poursuivit
– Le conseil a donc décidé de te confier la restauration de ces inscriptions bénéfiques.
– Mais ! … J’ai beaucoup de travail … il y a … la correspondance avec les morts !
– Précisément ! Et c’est pour cette raison que Le M… euh pardon, que Tamel est ici avec moi.
– ???
– Tu connais la curiosité de cet enfant et les qualités particulières qui sont les siennes. Je te propose d’en faire ton apprenti. Enseigne-lui l’art et le sens des signes, ainsi il pourra s’occuper du courrier des familles à leurs disparus et tu seras ainsi entièrement disponible pour ce délicat travail de transcription des formules de protection sur nos demeures. Bien évidemment, tu seras largement rétribué pour cette restauration, à la hauteur des talents qui sont les tiens.
Uddiivin tentait de dissimuler son contentement.
Non seulement il allait être débarrassé pour un temps d’une tâche qu’il jugeait indigne de lui et dont l’utilité lui semblait de plus en plus vaine, mais il allait aussi s’enrichir … et surtout, l’écrivain public aurait pendant le jour un enfant en sa demeure. Ce qui signifiait que, grâce à cette présence, l’eau serait à nouveau présente dans ses cruches et dans ses vasques. Il ne serait plus obligé d’aller faire ses ablutions ou boire à la fontaine.

En moins d’une lune, Le Mat avait appris à lire et à écrire.

Passé ce temps des premiers enseignements (Uddiivin assurait qu’il avait encore beaucoup à apprendre auprès de lui, mais ne lui adressait plus guère la parole) l’enfant s’était attelé au courrier des morts.
Il faut croire qu’il y mettait plus de cœur et de soin qu’Uddiivin car les amarres du village cessèrent très rapidement d’osciller.
Au « champ des disparus » les Hûles prirent même goût, à se promener en récitant à haute voix les textes que Le Mat rédigeait pour ceux des leurs qui y reposaient.

Cimetière foret-11

 

[Tamel – L’eau d’Uddiivin -1- conduite]

[Tamel – L’eau d’Uddiivin -2- disparition]

[Tamel – L’eau d’Uddiivin -3- conseil]

[Tamel – L’eau d’Uddiivin -4- relations]

[Tamel – L’eau d’Uddiivin -5- de l’eau]

[Tamel – L’eau d’Uddiivin -6- contagion]

[Tamel – L’eau d’Uddiivin -7- amarres]

Tamel – L’eau d’Uddiivin -7- amarres

Le trouble d’Archos augmentait de jour en jour du fait des transformations d’Uddivin et de ses « proches ».

La disparition de l’eau dans la maison de l’écrivain public avait affecté son caractère. Au fil des jours, l’humeur d’Uddiivin s’était considérablement détérioré et les réunions lors des quelles lui et ceux qui avaient rejoint son groupe, macéraient dans leurs rancœurs, avaient encore accéléré cette dégradation.


[Tamel – L’eau d’Uddiivin -1- conduite]

[Tamel – L’eau d’Uddiivin -2- disparition]

[Tamel – L’eau d’Uddiivin -3- conseil]

[Tamel – L’eau d’Uddiivin -4- relations]

[Tamel – L’eau d’Uddiivin -5- de l’eau]

[Tamel – L’eau d’Uddiivin -6- contagion]


Dans le même temps, la production écrite de son activité professionnelle avait évolué de façon tout aussi désastreuse.

Or, son rôle pour les Hûles était, de façon indirecte, tout à fait primordial.

Dans le village, le service d’Uddiivin consistait essentiellement, en dehors des actes de ventes, à rédiger la correspondance avec les défunts.

C’est lui qui, lors des enterrements, écrivait l’ode au disparu. Rappelant le passage de celui-ci dans le monde des vivants par la citation enluminée des points les plus marquants et, si possible, les plus lumineux de son séjour sur la terre.

C’est lui aussi qui, régulièrement, suivant une périodicité décroissante, réglée par la conscience et le sentiment de chacun, produisait ces petits billets qui entretenaient le lien d’affection, au-delà de la mort, entre les membres d’une famille et ceux des siens passés du côté du grand continent invisible. Billets que les Hûles brûlaient sur la tombe des disparus, dans un court moment de silence, où toute pensée se réduisait aux paroles écrite sur le papier qu’Uddiivin et que chacun avait appris par cœur lors de l’unique lecture qu’acceptait d’en faire l’écrivain publique.

Depuis quelques temps, les amarres du village dans la crique des montagnes où il s’était posé depuis une vingtaine de lunes, ses amarres semblaient perdre en consistance.
Or chacun savait, et Archos mieux que quiconque, que ces liens à la terre ferme étaient assurés, consolidés, maintenus, par l’amitié et la tendresse que le continent des disparus continuait d’avoir pour le village.

Assurément, la sécheresse croissante du style et des mots dont Uddiivin couvrait les billets des morts, était responsable du relâchement de ce qui reliait les vivants aux défunts et en conséquence le village à la terre ferme. Sa prose ne parvenait plus à simuler, se sentiment qui lui était de plus en plus lointain, à savoir l’affection.

Archos ne voyait qu’une issue possible, quelqu’un devait apprendre l’art du dessin de la lettre et de la composition des mots sur le papier. Cet art dont Archos lui-même ignorait tout, ce talent dont il serait assurément fort délicat de demander à Uddiivin la transmission.

A moins que.

Terres enchaînées-n&b-21

 

Tamel – L’eau d’Uddiivin -5- de l’eau

[Tamel – L’eau d’Uddiivin -1- conduite]

[Tamel – L’eau d’Uddiivin -2- disparition]

[Tamel – L’eau d’Uddiivin -3- conseil]

[Tamel – L’eau d’Uddiivin -4- relations]


Les uddiivinii, comme on les nommait à présent, formaient une entité presque indépendante dans le village des Hûles.
Le plus souvent chacun d’entre eux vivait seul, dans une habitation impénétrable, en laquelle toute autre personne qu’un membre du groupe était indésirable et ne se serait pas risqué à seulement lever le heurtoir de la porte.
On ne les apercevait que lorsqu’ils se rendaient à une de leurs réunions ou quand ils allaient à la fontaine du village la plus proche de leur maison, boire un peu d’eau ou procéder à leurs ablutions, ce que, par une détestation croissante de la présence et du regard de l’autre, ils faisaient tous de plus en plus rarement.
Pour cette raison, les uddiivinii étaient aussi appelés les nauséeux du fait de l’odeur de transpiration rancie qui résultait de leur passage.

Archos avait espéré quelques temps que l’impossibilité de tenir chez eux l’eau en son état liquide les aurait obligés à sortir davantage et donc à côtoyer plus souvent l’autre, voire même à tolérer sa différence.
Il n’en fut rien, tout au contraire les nauséeux aussi inconscients de la réprobation générale qu’ils étaient fiers d’appartenir à une élite, s’isolaient chaque jour davantage.
Ils ne sortaient plus que la nuit afin d’éviter les rencontres et se persuadaient chaque jour davantage de la condition aristocratique qui était la leur.

Un jour pourtant tout faillit basculer dans le sens des aspirations d’Archos.
Le soleil inclinait depuis quelques instants sa courbe vers l’horizon. Les uddiivinii se trouvaient réunis une fois de plus chez l’écrivain public – à présent que l’eau se volatilisait dans toutes leurs maisons, ces réunions se déroulaient à nouveau dans la demeure du premier d’entre eux –
Comme toujours, la conversation roulait sur le seul sujet à propos duquel ces hommes, si différentes les uns des autres par leur condition, leur métier, leurs goûts, pouvaient échanger, à savoir les mille et uns désagréments que causaient à tous la présence des autres, la nécessité de les croiser, de les fréquenter.
Goegr, le visage marqué d’un profond dégoût, était en pleine évocation de cette odeur, si incommode, de la lavande qu’il rencontrait partout sur son passage (C’est ainsi, et Goegr l’ignorait tout à fait, que les villageois tentaient de faire disparaître les relents de l’odeur fétide que Goegr laissait sans cesse derrière lui.)

Subitement, la porte s’ouvrit. Un jeune enfant aux joues roses et aux yeux animés d’une lueur dansante pénétra vivement dans la pièce.
Uddiivin jeta vers lui un regard empli de colère. Il se leva.
– De quel droit viens-tu troubler notre assemblée, garnement !
Le gamin s’immobilisa, s’apercevant de sa méprise. C’est alors que des deux seaux qu’il tenait à bout de bras de l’eau se tomba et se répandit sur le carrelage qui recouvrait le sol.
Il y eut tout d’abord un tumulte qui prolongea l’emportement d’Uddiivin. Puis, comme un vent de tempête dont le rugissement aurait été soudain asséché par la rencontre d’une poche de chaleur, celle-ci se transforma en rumeur d’étonnement.
– D’où vient cette eau, jeune Tamel ? Interrogea Uddiivin d’un ton ferme mais considérablement adouci.
– De la fontaine des voyageurs, de l’autre côté de la ruelle ! Je suis vraiment désolé ! Je pensais entrer chez Gline qui m’avait mandé deux seaux d’eau fraîche pour préparer le repas de ses hôtes.
Au nom de l’aubergiste, l’écrivain public se renfrogna. Il n’aimait pas qu’on lui rappelle la proximité d’un commerce si bruyant à deux pas de chez lui, cause récurrente de disputes du temps où il échangeait encore des paroles avec son voisinage. Uddiivin parvint cependant à garder son calme, à ne pas se détourner de ce qui importait ici : de l’eau était entrée chez lui et il devait en comprendre la cause.

– Oui, tu nous as dérangé par ton étourderie ! Mais aujourd’hui, nous serons généreux. Sers-nous à tous un verre de ton eau claire et tu pourras repartir.
L’enfant étourdi qui avait osé pénétrer par inconséquence en ce lieu si hostile à l’imprévu, remplit un pichet avec l’eau d’un de ses seaux et dans des verres qui furent apportés devant chacun, servit à ras-bord le liquide devenu si précieux en ces lieux.
Tous burent vivement car le prodige avait asséché leur gorge. Tous sauf Uddiivin qui debout souhaitait conserver son prestige et toute sa hauteur face à Tamel.
– Je peux m’en aller ?
– Tu le peux ! Répondit l’écrivain public.
Tamel parti, un long silence emplit la pièce.
Même s’ils n’avaient pas compris, ils avaient bu.

A présent qu’il était seul Uddiivin repensait à la scène. Et tout particulièrement à ce qu’il avait dissimulé à tous.
Après le départ de Tamel, lorsqu’il avait voulu boire l’eau versée par l’enfant, son verre était vide.

Cruche et verres-eau

Tamel – L’eau d’Uddiivin -3- conseil

Égoisme222

[Tamel – L’eau d’Uddiivin -1- conduite]

[Tamel – L’eau d’Uddiivin -2- disparition]


Archos avait écouté longuement Uddiivin.

A présent que l’écrivain public s’était tu, un lourd silence les enveloppait tous deux.

L’ancien n’avait rien à dire.

Devant lui, l’homme qui venait d’évoquer longuement, avec autant de détails que sa mémoire et sa science des mots le lui avait permis s’impatienta.

–          Alors, Archos ! Qu’en penses-tu ? Que me donnes-tu comme conseil pour que l’eau accepte à nouveau d’entrer dans ma demeure ?

–          Elle y entre Uvvidiin, elle y entre !  Mais lorsqu’elle est chez toi, l’eau semble ne plus pouvoir rester sous la forme sous laquelle tu souhaiterais qu’elle soit.

–          Explique-toi !

–          Tu m’as dit que l’atmosphère de la pièce où tu te trouvais semblait totalement troublée.

–          Oui ! J’ai d’ailleurs pensé tout d’abord que c’était mon regard qui se brouillait.

–          Mais ce n’était pas le cas !

–          Non. Limbult, qui m’avait accompagné à l’intérieur, a vu la même chose que moi. L’air tremblait autour de nous comme autour d’une flamme.

–          L’eau était là, elle emplissait la pièce, mais dans un état tout à fait dissocié. Chaque grain élémentaire éloigné le plus possible de tous les autres et cherchant sans cesse à satisfaire cette condition, ce désir, alors même que toutes ses frères se comportaient de manière similaire.

–          Je n’entends rien à ce que tu me dis là !

–          Tu m’en vois désolé !

–          Dis-moi au moins ce qu’il faudrait faire pour que ce cauchemar s’arrête.

–          Peut-être trouveras-tu mon conseil étrange, mais c’est le seul que je puis te donner.

–          Dis toujours !

–          Essaie de te faire quelques amis dans le village.

–          Assurément voilà une recommandation singulière et qui me semble sans grand rapport avec ce qui me préoccupe …  Je vais cependant m’y appliquer du mieux possible … personne ne comprendrait que j’ignore un conseil du sage Archos.

–          Essaie aussi d’y croire un peu, Uvviidin. Rien ne peut agir sans un minimum de foi. Pire ! Sans croyance le résultat peut s’avérer tout à fait contraire à celui escompté.

–          Entendu, Archos ! Entendu ! Je ferai de mon mieux

Lança Uvviidin en s’éloignant, sans apercevoir le pli d’inquiétude qui barrait le front de l’ancien.

Égoisme222

Tamel – L’eau d’Uddiivin -1- conduite

Uvidiin

 

Tout commença dans la cuisine d’Uddiivin. Les Hûles se trouvaient alors au plus fort de l’hiver, aussi crut-on tout d’abord que le froid, devenu très intense, était responsable de ce qui contraria tant l’écrivain public du village ce jour-là.

Uddiivin, personnage important, seul lettré de la communauté, bénéficiait, privilège unique, d’une conduite qui forçait l’eau, depuis un des bassins les plus clair de la fontaine, jusqu’au-dessus de la pierre, creusée en auge, accolée à l’un des murs de sa pièce commune.
D’ordinaire, pour remplir un récipient, laver un ustensile de cuisine, une pièce de vaisselle ou une partie de son corps, il lui suffisait d’incliner vers le bas un tuyau souple, tenu verticalement lorsque l’eau était laissée au repos. Ce matin-là, Uviidin eut beau baisser l’extrémité de son tuyau, l’agiter en tous sens, rien ne coula, pas la plus petite goutte d’eau…visible.
Pour ce qui est de la responsabilité du froid, après avoir dégagé et observé l’ensemble de la conduite, il fallut bien se rendre à l’évidence : il ne s’y trouvait pas la moindre trace de glace et les différents essais pratiqués montrèrent qu’elle ne perdait pas d’eau en son parcours. Cependant, et le fait était demeuré inexpliqué, lorsqu’on le raccordait à l’installation d’Uddiivin, rien ne sortait, l’eau semblait se perdre sur le trajet.
De ce constat, qu’il ne parvenait à accepter en homme pétri de raison, l’écrivain public prit ombrage.
Alors que Limbult, qui, entre autre savoir-faire, possédait celui du plombier, sortait de la maison en compagnie d’Uddiivin, ils faillirent heurter Tamel, assis sur le seuil de la porte.
Excédé, le lettré s’emporta :
– File de là, graine de sorcier ! Tu as certainement une idée de ce qui se passe ici et il m’est d’avis que tu n’es pas étranger à la disparition de l’eau chez moi.
– Elle n’a pas disparu !
– Qu’est-ce que tu racontes gamin ?
– Elle n’a pas disparu, c’est juste qu’elle devient comme toi, dès qu’elle entre dans ta maison.
Sur ces paroles, l’enfant se leva et détala sans que celui qui le regardait avec incrédulité ait eu le temps de songer à l’en empêcher.
Uddiivin, pris d’un doute, revint sur ses pas. Il se dirigea vers son point d’eau, baissa le tuyau souple. Rien ne se produisit. Il recommença plusieurs fois l’opération. Sans plus de succès. C’est alors qu’il se rendit compte que, dans la pièce, les couleurs étaient devenues moins vives, comme si une vitre s’était interposée entre elles et son regard.
L’eau ! L’eau était tout autour de lui, mais dans un état de dispersion tel qu’elle possédait une transparence quasi absolue.
A présent, il avait le début d’une explication. Ce n’était plus d’un plombier qu’il avait besoin.
Il devait aller voir Archos.

Uvidiin

Tamel – L’eau d’Uddiivin -2- disparition

 

[Tamel – L’eau d’Uddiivin -1- conduite]


La décision d’Uddiivin tourna court.

Les dernières paroles de Tamel résonnaient encore dans sa tête alors que le gamin avait disparu depuis plusieurs minutes.
Il tentait de les tourner en tous sens, mais en vain. Il lui était impossible de leur en trouver un sens qui fut stable.
« Comme toi » Ces mots restaient tout particulièrement imprimés en son esprit.
Il voulut en avoir le cœur net.
Prenant la cruche qui se trouvait sur une fenêtre de sa maison, il se dirigea vers la fontaine. Parvenu devant le bec de canard en pierre d’où l’eau jaillissait, il tendit sa cruche sous le jet et la retira pleine. Il s’en retourna alors vers sa demeure, en franchit le seuil, puis se dirigea vers l’arrivée de sa conduite personnelle.
Lorsqu’il voulut poser la cruche sur la vasque, celle-ci lui sembla tout à coup très légère. Et en effet, il ne subsistait plus à l’intérieur la moindre trace d’eau.
Tremblant d’effroi, il refit le chemin jusqu’à la fontaine. Avec le même résultat, sans parvenir à comprendre où l’eau pouvait bien s’enfuir ainsi.

Oui ! Aller voir Archos, sans tarder.
A coup sûr, lui saurait !

Fontaine n&b2

Tamel – Toutes semblables, toutes différentes

« Toutes semblables, toutes différentes …
En leurs aspects, leurs mouvements, leurs émotions peut-être.
Lorsqu’une frémit, toutes partagent ou ont précédé son tremblement, son hésitation, sa rare fureur.
Leur pâleur, leur couleur – quand la lumière les a suffisamment flattés, caressés, jusqu’à la profondeur des ombres qu’elles retiennent – sont cousines, sœurs. En voir une, c’est les connaître toutes et pourtant chacune est une révélation pour l’œil… s’il n’est pas trop pressé.
Comme chez toute créature vivante, la fin de chacune d’elle est imprévisible et les signes de faiblesse ou l’usure du temps, ne suffisent pas à dire laquelle tombera avant l’autre.
Ainsi, parfois, une qui paraissait jeune et vigoureuse, voit le fil de sa vie tout à coup rompu, bien avant une autre qui donnait depuis longtemps tous les signes d’une vieillesse avancée. »
– Tamel !? Tu es là ?
– Alors, qui suis-je donc, Damouce ?
La petite fille entendit la voix, pourtant elle aurait juré que les lèvres de Tamel n’avaient pas bougées.
– Eh Bien justement, je me le demandais ! Ton corps est là, mais il semblait inoccupé, ou plutôt lent, comme enclavé au sol.
Tu n’as rien ?
– Non Damouce, je vais … bien.
– Tiens !? Une feuille vient de te frôler la joue. On aurait dit qu’elle l’avait fait exprès !
– Qui sait Damouce ? Qui sait ?

Tamel feuille-32

Sabbat d’enfant

Tamel - vaudou-1

 

Si quelqu’un avait aperçu Tamel marcher sur le chemin de La Clairière Des Lignes, ce chemin droit comme l’obstination et la bêtise d’un ange, si un homme, une femme, ou même un enfant l’avait vu progresser sur ce lit de cailloux, rivière immobile, fragmentant à l’infini la lumière de la lune et des étoiles, emprisonnée dans un fin brouillard d’automne, il aurait assurément pensé avoir à faire à un demeuré, un innocent.

Et d’une certaine manière c’est ce que le jeune garçon souhaitait approcher.

Toute la journée à écouter, à apprendre la pensée d’un autre, cassé, sur une chaise impitoyable, en trois morceaux perpendiculaires, redressé sans cesse par les mots d’un maître soucieux de rectitude de l’esprit et qui, celui-ci hors d’atteinte, s’en prenait au corps, s’imaginant non sans raison que s’il pliait les chairs le reste finirait bien par suivre, la fin d’après-midi, guère plus souple, consacrée aux devoirs, ceux de l’école et ceux du logis, ponctuée des « tiens-toi droit » d’une mère attentive et des conseils pour devenir un homme de son beau-père, Tamel ne parvenait pas à dormir avant de chasser un peu de ce trop-plein d’ordre et de nœuds qui s’étaient logés en lui.

S’il dansait les pieds nus sur le chemin, s’efforçant de rééquilibrer à tout instant son corps afin que l’angle d’un caillou ne lui entaille pas la plante du pied, s’il rompait sans cesse l’amorce d’un rythme dès qu’il sentait sa présence s’installer, si même il tournait la tête en tous sens, mélangeant en son regard le ciel, la terre, les feuillages et l’obscurité en aplats dans les interstices, c’est parce qu’il ressentait comme impérieux le besoin d’assouplir jusqu’à ses os.

Au retour, ayant extirpé de ses chairs autant que de ses pensées, les crispations si utiles aux armées de toutes sortes, mais qui font les vieillards avant l’heure, Tamel acceptait alors de confier son corps à cette direction mouvante qui, modelant elle aussi l’âme de tout rêveur en un pli régulier, va du levant au couchant.

Tamel - vaudou-1